Fiction
Cola chaud
C’était un homme pas grand, pas petit non plus. À l’école, quand il devait se ranger par taille, il était au milieu. À chaque extrémité, il y avait les gens très grands et les gens très petits. Ses rares amis étaient à côté de lui., dans la moyenne. Quand il a grandi, c’était toujours la même chose, dans le métro son regard restait fixe entre des sommets de crânes et des cols de manteaux. Dans la rue, son regard est au niveau des étagères dans les vitrines. Il est l’homme dans la moyenne, celui qu’on prend comme exemple pour n’importe quel construction. Les publicités lui arrivent aux yeux, il les voit tous les jours, mais ne les remarque jamais. Il ne se pose jamais de question lorsqu’il passe une porte, c’est une évidence. Quand on est dans la moyenne, ça passe. C’est ce qu’il se disait toujours. Ses notes étaient pareils, dans la moyenne.
Aujourd’hui, comme tous les jours, il avait un air malheureux. Pas triste, juste pas heureux. Un air maussade, du genre je m’en moque, si un piano lui serait tombé dessus, il n’aurait pas été étonné. Si vous l’aviez croisé dans la rue, vous auriez pensé qu’il a reçu une mauvaise nouvelle. C’est ce que pensaient les passants tous les jours quand ils le croisaient. Aujourd’hui, on lui a annoncé une mauvaise nouvelle. Il a été viré, il a un cancer, c’est sûr, aujourd’hui, son chien est mort. Ce n’était jamais le cas.
Aujourd’hui comme tous les jours, il entre dans le café. Le café de la gare, il est situé à la moitié précise entre son appartement et son travail, mille huit cent soixante-quatre mètres et cinquante-quatre centimètres. Il aime quand c’est précis et exact, il ne laisse pas passer la moindre information sans la vérifier. Dans son travail, on lui remarque sa minutie. Quand on construit des meubles, ça aide. Chaque jour, après avoir travaillé le bois dans son atelier, il s’assoit près de la porte du café de la gare. Les sièges sont basiques. Ces chaises faites de métal entouré de plastique blanc qui se détache à la moindre dégradation, le dossier est fait en tissu plastique, on dirait qu’elles ont toujours été là. Même à l’Antiquité, elles ne bougeront pas. Lui rejoint sa place, celle qui est toujours vide parce que c’est dans l’axe de la porte. Comme il y a des courants d’air, la place est libre, toujours, même aujourd’hui. Lui, il s'en moque. Il s’assoit et attend.
Aujourd’hui, comme tous les jours, il est habillé en costume avec une cravate. Il ne met jamais d’habits dits confortables dans le domaine de son travail, il a toujours eu cette tenue. Il l’a d’ailleurs en vingts exemplaires, afin de pouvoir faire une rotation. Quand il y en a 5 dans son armoire, il y en a 5 dans le panier de linge sale. Quand il y en a 5 dans le panier de linge sale, il y en a 5 en train de sécher sur son étendoir qui ne peut tenir que 5 costumes. Et quand il y en a 5 en train de sécher sur l’étendoir qui ne peut tenir que 5 costumes, il y en a 5 en attente d’être repassés. Ainsi, tous les 5 jours, la rotation avait lieu. Les cinq costumes de l’armoire allaient dans le panier à linge sale, les cinq costumes du panier à linge sale se retrouvaient sur l’étendoir qui ne pouvait tenir que 5 costumes, les cinq costumes qui avaient séché sur l’étendoir qui ne pouvait tenir que 5 costumes attendaient d’être repassés, et enfin il repassait les costumes qui attendaient depuis cinq jours pour finir par les ranger dans son armoire. En plus de la précision, il aimait qu’un cycle répète le même chiffre inlassablement. Dans son atelier ou chez lui, tout était multiple de 2, 3 ou 4.
Ainsi, comme tout devait se répéter tous les jours, il attend le serveur, le même qu’hier et peut-être le même que demain. Le café n’avait pas changé, le menu n’avait pas changé, le serveur avait changé. De temps en temps. Ça lui était désagréable, son quotidien était chamboulé de ne pas parler à la même personne deux jours de suite. Alors le patron, qui connaissait ses habitués, essayait de le prévenir quand ça arrivait. Il arrivait avec ses airs de patron trop occupé à faire les mêmes tâches depuis trente ans. Il se tenait les mains l’une dans l’autre et, en le servant, il prenait une mine confuse et lui disait : « Il s’en va demain, mais le remplaçant est encore mieux. » Douze serveurs étaient déjà passés devant sa table depuis qu’il venait au café de la gare. Aucun n’avait fait mieux que le précédent, ils prenaient tous sa commande sans lui poser de questions. Ils étaient curieux au début. Au bout de trois services, ils tentaient une ou deux questions : « Il fait beau aujourd’hui », « Comment ça va aujourd’hui » ou encore « On ne s’en lasse pas de ce café ». Il n’y avait jamais de réponse, un regard nonchalant, c’est tout ce qu’ils recevaient. Il laissait un pourboire, toujours, c’est comme ça qu’on lui a appris.
Un serveur lui était resté en tête, en réalité la seule serveuse qu’il y avait eue dans ce café. Elle était belle. Il n’avait pas rencontré beaucoup de femmes qu’il considérait comme belles. Néanmoins, il le savait, elle était belle. Lui avait 28 ans, et elle faisait dans le même âge. Il ne lui a jamais demandé son âge, précisément. C’est l’une des seules choses dans sa vie qu’il n’a jamais mesuré. Elle était là dans le café en même temps que lui, c’est tout ce qui lui importait. Il l’a regardé s’affairer autour du bar à servir tous les clients durant l’heure de pointe. Son visage était mince, ses lèvres fines. Elle avait des taches de rousseur, elle en avait honte, lui les trouvait jolies. Il pensait à un ciel étoilé quand il posa son regard sur son nez. Personne ne remarquait ses petites étoiles, car elle appliquait du fond de teint sur tout son visage. Elle disait que « ça met en valeur mes yeux verts comme ça ». Et puis ses cheveux, toujours attachés en haut de son crâne et tombant dans son dos, légèrement bouclés au bout. Ils étaient d’un marron brillant, on aurait dit une nouvelle teinte de soie. Son visage était encadré par deux fines mèches et par sa frange qui, comme le bout de ses cheveux ondulés, légèrement à la fin. Elle était la seule à qui il adressait la parole au café de la gare. Elle était toujours rayonnante quand elle lui parlait, c’était l’un des seuls clients à se soucier réellement de ce qu’elle disait. C’était son mot d’ordre : si la discussion n’est pas nécessaire, autant l’éviter. Elle était un mystère pour lui, une planète qu’il se devait de découvrir. Alors il prenait le temps d’enregistrer chacune de ses paroles dans sa mémoire. Puis une fois rentré chez lui, il confiait ses découvertes du jour dans son carnet. Que ce soit une anecdote de travail ou son livre préféré. Il avait créé une encyclopédie dédié à elle uniquement, au diable la langue française, c’était elle son univers.
Une fois, elle l’avait invité autre part qu’au café de la gare. Sa mission d’exploration était loin d’être terminée, il avait accepté. Il dut calculer quel jour il devait lui proposer. Ça ne pouvait être un jour de rotation de ses costumes, ni une matinée de ménage, son appartement serait couvert de poussières s’il ratait cette journée. Ça ne pouvait être un jour de courses ; une fois les courses ramenées chez lui, il devait les ranger dans ses armoires en suivant les places bien précises qu’il avait attribué à chaque ingrédients, comme il acheté toujours les mêmes produits, dans les mêmes bocaux, il avait réfléchi à l’emplacement exact que chacun allait prendre dans son armoire. Il devait préparer ses repas pour ne pas cuisiner les autres jours et entacher le bon fonctionnement de la rotation. Ça ne pouvait être non plus le soir qu’il dédie à ses amis d’enfance, car une fois par mois ses amis réclament qu’il vienne à leur réunion de retrouvailles. Il ne disait souvent rien, mais sa présence faisait plaisir à ses amis, alors il y allait. Il avait trouvé un jour précis où elle ne travaillait pas et lui n’avait aucune occupation. Ils s’étaient promenés au parc Montsouris ; elle lui avait dit que son film préféré avait été tourné ici. Il lui a répondu qu’il ne regardait jamais de film, elle l’a convié chez elle pour lui montrer. A partir de ce jour, ils se sont revus dès qu’ils le pouvaient. Elle lui montrait sa manière de vivre la vie à toute puissance malgré les barrières sur son passage. Lui l’avait invité chez lui et il lui expliquait sa manière de vivre. Il pensait qu’elle allait fuir, prendre ses jambes à son cou ; contre toute attente, elle restait à l’écouter en le regardant effectuer chaque tâche. Elle lui posait même des questions. Ils s’étaient trouvé dans le café de la gare, deux êtres dans la moyenne, chacun singulier par sa manière de vivre. Ils le savaient, ils étaient amoureux.
Aujourd’hui, il a 58 ans. Aujourd’hui, assis dans l’axe de la porte du café de la gare, il demandait au serveur un cola. En attendant son cola, il regardait les passants. Il ne s’imaginait pas leur vie. Il se demandait quels étaient leurs peines et leurs habitudes. Il était comme tout le monde, et une fois son cola servi, il voulait savoir ce qui le rapprochait des autres. Après une vie passée dans la moyenne, pourquoi n’est-il pas différent ? Pourquoi tout le monde se ressemble. Il aime, oui mais tout le monde aime, qu’y a-t-il de si différent dans chaque histoire ? Elle, elle n’est que différence des autres. Sa manière d’aimer est hors norme, son corps ne ressemble à aucune forme existante. Elle aime ce vent de liberté qui lui arrive de son art. Lui n’est pas comme elle. Elle est l’artiste, lui la logique et l’application. Il voudrait comprendre son élan d’imagination. Une vie passé à exécuter des meubles sur mesures, à combler le bonheur des autres. Il se demandait quelle liberté il avait dans tout cela. Une fois son cola devenu chaud, il se rappelait de son verre. Il commençait à le boire doucement. Chaque goutte qui touchait son palais lui rappelait celle qui devint sa femme. Sa vie improbable, faite de rencontres et d’échanges. Cette vie pleine d’opportunités. Cette vie qui a réussi à le changer lui malgré sa routine inchangée depuis ses 58 ans. Quand il boit ce cola tous les jours, il se rappelle : cette vie du café à cette chambre remplie de murs blancs et de dessins d’amis. Lui qui était toujours présent depuis leur rencontre, elle ne voulait pas le laisser seul à nouveau. Il se rappelle l’odeur piquante du désinfectant et des médicaments suspendus à des barres métalliques. Ses sons électroniques qu’ils redoutaient tout deux de ne plus entendre. Ce cola chaud, c’était celui qu’il avait bu lorsqu’il l’a vu disparaître sous ses yeux dans cette chambre. Toute sa magie s’en est allé, aussi vite qu’elle était entré dans sa vie. Celui qui était resté sur le rebord de la fenêtre avec une vue imprenable sur le parking de l’hôpital. Attendant des lèvres au bord du gouleau, ces lèvres trop occupées à recevoir des gouttes d’eau salées, signe que cette fois il était vraiment malheureux et qu’aujourd’hui on lui a vraiment annoncé une mauvaise nouvelle.
Aujourd’hui, il boit son cola chaud, comme tous les jours. Il espère à chaque fois qu’il ouvre la porte croisait son regard vert. Il voudrait briser sa routine pour lui permettre de reprendre tout l’espace qu’elle a pris dans sa vie. Il voudrait qu’elle soit la à discuter simplement autour de la table en face de la porte dans le café de la gare.
Aujourd’hui il l’attend.